Ben Rouilah : un texte d'Annie Benayoun
Extrait de son manuscrit "La vie d'une fille au XXème siècle", jamais publié qui raconte d'où elle vient
Nouvelle page mise sur le site le 15 janvier 2008
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La petite Hélène rejoignit les rangs du cours moyen première année, alors qu'elle avait fréquenté trois mois à peine le cours élémentaire deuxième année. Mais le plus terrible fut la coupure d'avec les siens, même si Ben-Rouilah parut magique à ses yeux, tant tout y était gigantesque, grandiose et beau. Était-ce la taille réduite due à l'âge, qui a grandi l'endroit à ce point, dans les méandres de la mémoire ? Probablement.

Situé à dix kilomètres d'El Biar, différents corps de bâtiments, fort éloignés les uns des autres, avaient été implantés dans un parc paysager. Le premier, le plus imposant, abritait les pensionnaires après la classe. Six dortoirs s'élevaient sur trois niveaux : d'un côté il y avait ceux affectés aux filles - sur la moitié de la longueur, séparé par une lourde porte fermée à clef - suivaient ceux des garçons. Les petits, les moyens et les grands étaient regroupés. Mais par mesure de sécurité et de bonnes mœurs, les sexes n'étaient point mêlés.

Au rez-de-chaussée, des toilettes et des lavabos, façon tourniquet étaient à disposition. Plus loin le réfectoire, où des tables les unes à la suite des autres, longeaient deux murs de fenêtres en enfilade ornées de rideaux en dentelle de Calais blanche. L'allée de droite accueillait les filles et celle de gauche : les garçons. Au fond, une cuisine gigantesque, d'une propreté irréprochable permettait de préparer dans des conditions d'hygiène maximum deux cents repas par jour ! De retour dans le hall, face à la porte du réfectoire, un escalier conduisait aux dortoirs.

De part et d'autre du palier, une porte à double battant bleu marine foncé s'ouvrait sur un étroit dégagement donnant sur les toilettes. Là, six trônes attendaient, simplement occultés par un quart de porte, dont le bord bas était à une quarantaine de centimètres du sol et le bord haut, à deux mètres du plafond. Pourtant, celui réservé à la cheftaine était entièrement occulté.

De retour dans l'entrée, sur la droite - en enfilade - six larges douches longeaient le mur jusqu'aux fenêtres, dans ce que les pensionnaires appelaient "les lavabos " pour cause… face aux douches, trois rangées doubles vasques ordinaires occupaient amplement l'espace. La robinetterie apparente rappelait plutôt celle d'une caserne. De nouveau dans le hall, face à l'immense salle d'eau, un encadrement permettait l'accès au dortoir. Sur la droite, il y avait d'abord l'imposante chambre de la cheftaine. Des murs de bois épais s'arrêtaient à un mètre du plafond, ne laissant guère qu'une intimité tronquée à l'occupante qui devait écouter le moindre bruit capable de mettre en péril la sécurité des pensionnaires. Puis, une rangée de lits séparés d'une armoire de fer gris à deux portes, pour deux élèves, s'alignait parfaitement contre le mur. La douche était obligatoire à l'arrivée des filles, le lundi matin.

Le complexe avait été conçu en vue d'éviter toute cohabitation entre sexes opposés, excepté dans la cour de récréation, ainsi qu'en salle de cours. Monsieur Puche assurait quant à lui, la discipline pendant les repas ainsi que l'intendance du pensionnat.

A l'extérieur de l'internat, une magnifique allée de cyprès conduisait à une place circulaire où les jeudis matin, avait lieu la levée des couleurs. C'était une marque de respect envers la France. Madame Roux, la directrice de la pension avait une maison en dur dont les murs jouxtaient ceux du bâtiment principal. Au loin, un groupe scolaire moderne, apparaissait. Avant d'y accéder, en contrebas de la place, une trentaine de marches étaient à descendre afin de parvenir au mail de terre battue aboutissant à l'école. De part et d'autre, un verger planté de pommiers, de pruniers, de pêchers, d'abricotiers, d'amandiers attirait les plus indisciplinés, aussitôt réprimandés, dont Cécile et Hélène n'étaient point.

Les salles de classe étaient composées de cinq ensembles de deux pavillons distincts, communiquant par un couloir intérieur, chacun disposant d'une cour privative agrémentée de pelouse, de mûriers, accueillant des élèves d'un même cours mais d'un niveau différent : d'un côté il y avait les " forts " et de l'autre les "faibles". Sans doute l'Algérie de l'époque était-elle en avance, puisqu'un Ministre de l'Éducation Nationale appliquera ce précepte bien des années plus tard, en France : les groupes de niveaux.

Ceci était indispensable en Algérie, à cause de l'hétérogénéité des écoliers. Cependant et contrairement à une idée reçue, beaucoup d'élèves musulmans étaient parmi les forts, car jugés selon leurs résultats. Hélène en fut pourtant exclue à cause de la mauvaise conversion des millions en milliards ! A l'intérieur de la classe, un mur intégral en carreaux sécurit avait la possibilité de basculer, aux fortes chaleurs. Ces dernières gênèrent considérablement l'assimilation du programme de l'Académie.

Dans l'enceinte du parc, deux vastes terrains de football, un terrain de volley et une aire de jeux, laquelle offrait aux enfants un toboggan géant, des balançoires " bateau ", un tourniquet munit de cordes épaisses, pour le bonheur de chacun. Sur plusieurs kilomètres, des forêts de pins dégageaient d'inoubliables senteurs. Aussi, dès le printemps, les leçons de sciences et de lecture avaient-elles lieu à l'ombre des arbres.

C'était une pension de rêve, mais les années où Cécile et Hélène partagèrent l'existence de condisciples plus ou moins perturbées, parurent interminables à l'aînée. Avec le recul, ce descriptif peut sembler idyllique, mais l'auteur se questionne. Était-ce la réalité ou est-elle enjolivée ici ? Qui sait, si l'institution n'est pas aujourd'hui à l'abandon ? Pourtant, le lundi matin était jour de deuil, puisqu'il fallait se résoudre à quitter maison, jardin, une mère autant aimante, qu'aimée. Pourquoi retrouver les filles de la pension ? Je ne veux plus passer mes nuits à côté de demi-folles.

Après un week-end consacré à se ressourcer, le martyre reprenait : attraper un bus bondé emportant les benjamines Benny à la pension ! L'insupportable était de vivre des choses loin de la fée des jours heureux, puisque arrachée à elle, privée de chaleur comme de protection, sachant intuitivement que ce temps précieux ne reviendrait point. Curieusement, Cécile semblait mieux accepter cet état ou du moins n'en laissait-elle rien paraître !